Le soir tombait, et l'or du ciel se déposait sur les pierres noires qui constellaient le chemin sinueux. Une forme spectrale flottait tout autant qu'elle marchait, descendant l'éminente pente. L'iridescence qui imprégnait chaque vêtement, chaque carré de peau, jetait une aura verdâtre sur l'individu. Les pans du long manteau qui le drapait semblaient flotter, comme si l'air avait pris la densité de l'eau. Comme les voiles d'une méduse, ces bouts de tissu à moitié en lambeaux donnaient à l'homme une apparence vétuste et en même temps menaçante. Le visage caché dans les replis du capuchon restait invisible. De fait, l'apparition ressemblait plus à un spectre qu'à un être vivant. Chacun de ses pas paraissait lui coûter, comme s'il devait tirer sur un lien attaché à dieu savait quel fardeau. Et pourtant, aucune pierre, aucun gravillon n'était mis en branle par ses pas, comme s'il était dénué de toute substance.

Ce qui était le cas. Ce corps ne possédait pas plus d'intégrité physique que les rayons de l'astre nocturne. Une projection astrale, telle était sa nature. Bien loin de là, prisonnier dans ma propre transe, assis en tailleur dans quelque recoin perdu d'une sombre forêt, je tâchais de contrôler cette image illusoire de moi-même, plus vulnérable que jamais. Mais le jeu en valait la chandelle...
Tel un brandon plongeant dans une flaque, le soleil s'éteint soudain, et les derniers mètres de la descente de ma projection jusqu'au bastion tant recherché reçurent la bénédiction de la pénombre grandissante.

Le manoir possédait des défenses impressionnantes, qui lui permettaient sans aucun doute de tenir face à une armée entière. Le messager du soir que je fus s'engouffra lentement dans l'un des sinistres boyaux qui s'enfonçaient dans les entrailles du bâtiment. À la première Ombre qui me fit face, je parlai alors, arrêtant ma progression et relevant ma capuche par respect, offrant à sa vue mon visage laiteux et phosphorescent, encadré par une masse de cheveux désordonnée.

"Mes respects chère Ombre. Je m'excuse de pénétrer dans vos quartiers, et de me présenter ainsi devant vous...", faisant ainsi référence à la nature du corps qui faisait face à mon interlocuteur, "... mais je ne suis pas encore en mesure de pénétrer en Melrath Zorac. Le moment approche cependant, et du tréfonds de mes rêves m'est parvenu l'appel de Kilinaë. Sachant enfin de quels fils mon destin serait tissé, je me suis empressé de vous joindre, et c'est ainsi que je me présente humblement devant vous. Entendrez-vous ma requête, et me laisserez-vous me joindre à vous ?"

Dans les couloirs sombres et froids du manoir, une fine silhouette semble parcourir les longs tunnels à la recherche de quelque chose. Regardons-y de plus près.
Taille moyenne, cheveux mi-long et brun… Teint basané, signe d’un corps habitué aux rayons solaires. Et puis des yeux aussi sombre que sa chevelure. Sa fine taille et sa musculature peu développée tendent à montrer que ce n'est pas d’une guerrière.
A y regarder de plus près, il pourrait bien s’agir de la Générale et ce qu’elle cherche, elle ne l’a toujours pas trouvé. Les yeux rivés au sol, elle accélère le pas. Ce qu’elle s’efforce de trouver semble être de petite taille.
Elle s’impatiente… Cela peut s'avérer être de mauvais signe.

« Tristitiaaaaaaaaa ! Rha fichue poupée ! »

Allant toujours de l’avant, elle redresse la tête quand soudain… Elle tombe nez à nez avec un intrus. Le moment n’est pas le mieux choisi pourtant.
Elle le fixe. Le personnage lui paraît bien étrange. Ne souhaitant pas prendre la parole pour le moment, elle attend de voir… Jusqu'à ce qu'il finisse par s’adresser à elle.

…

Un simple postulant.
Néanmoins, elle s’interroge. Comment a t-il bien pu pénétrer dans le bastion des Ombres avec les défenses mises en place ? Étrange…
Toujours aucune réponse de la part de la rôdeuse.
Elle lève le bras comme pour lui porter un coup, mais en vain… Sa main traverse le corps de l’inconnu. Il ne s’agit finalement que d’une illusion… Elle soupire.

« Ça c’est ennuyant… »

Est-ce une mauvaise farce ? Et ses paroles sont-elles toutes aussi illusoires ?

« Avant toute chose, présente toi, inconnu. »

Ayant enfin trouvé ce que je cherchais depuis si longtemps, et délivré le message qui infusait depuis des lunes dans les limbes de mon cerveau, je pris enfin le temps de détailler la personne qui me faisait face. Pour être plus précis, la femme qui me regardait avec un air qui balançait entre la surprise et l'irritation. Elle s'était arrêtée, presque nez à nez contre mon image spectrale. Apparemment, je n'étais pas tombé au meilleur moment, et devais la retarder dans une quelconque tâche. Mais après tout le chemin que j'avais fait pour arriver là, il n'était pas question d'abandonner sous un prétexte aussi futile.

L'ombre qui me faisait face n'était pas tellement imposante. Ni grande ni petite, elle disposait de muscles fuselés mais peu marqués par les muscles saillants caractéristiques des guerriers. Cheveux et yeux sombres, teint basané. Apparemment pas non plus une érudite qui passait son temps dans une bibliothèque ou sous une capuche. Agréable à regarder, elle ne disposait pourtant pas d'une beauté fracassante.

Quand bien même, l'heure n'était pas à ce genre de pensées. Tandis que je m'adressai mentalement une brimmade, la fille réagit à mon petit discours. Le coup qu'elle tenta de me porter me passa à travers, néanmoins je fus surpris qu'elle "ouvre le feu" sans un mot. Mais après tout, il est vrai que je m'étais invité chez eux un peu cavalièrement...
Elle aussi est surprise de ne rencontrer que le vide, et un soupir trahit son agacement. Et puis me demanda de me présenter.
Logique. Et pourtant je ne l'avais pas fait. Mon empressement dû à l'attente de ce moment avait gommé certains détails de la manière de s'y prendre pour contacter quelqu'un. C'est donc légèrement mal à l'aise que je répondis, sans pour autant me précipiter - l'expérience m'avait appris que cela n'apportait rien de bon.

"Toutes mes excuses, demoiselle. J'ai tellement été focalisé sur cet instant que j'en oublie la moindre des courtoisies. Je me nomme Eleidon, et mon corps se trouve actuellement en Aeris. Je peux comprendre votre surprise, ce que vous voyez n'est qu'une image qui reproduit mon apparence telle qu'elle est réellement. Cette pratique est peu courante et difficile à maintenir, sans compter le danger qu'elle représente mais... je n'avais pas le choix si je voulais vous contacter.
Quant aux talents que j'offre, j'étudie les arts noirs et les arcanes de la magie destructrice. Mes capacités actuelles vous sembleront peut-être bien maigres, mais elles ne font que croître. En tout état de cause je suis prêt à les mettre au service de votre cause."

Depuis toujours, je n'avais jamais saisi chaque occasions de discourir. Mais lorsque j'ouvrais la bouche, les phrases avaient tendance à se suivre sans s'arrêter... Observant la réaction qu'aurait mon interlocutrice jusque-là peu volubile, j'attendis la suite.

Une fois de plus l’illusion s’adresse à elle et ne perd pas de temps avant de se présenter.
Elle sourit intérieurement à l’annonce de son nom. Soulagée de ne plus avoir à chercher la petite gardienne.

« Et bien tu as été plutôt rapide, Eleidon. Je ne pensais pas te voir venir ici aussi rapidement.
Aussi tu m’excuseras pour ma froideur, je ne pouvais pas savoir que c’était toi… »

En effet, il était attendu par la rôdeuse, lui, qui avait déjà émis par courrier le souhait de rejoindre ses troupes.

« Par contre… Je ne m’attendais pas à te voir dans un tel état.
Et je dois bien t’avouer que c’est assez surprenant de voir un apprenti maîtriser un tel sort. »

Elle reste toujours aussi intriguée… Voir même perturbée de parler avec une personne n’étant faite ni de chaire, ni d’os. Après tout, elle est seule avec lui et jusque là, rien ne lui prouve que ce n’est pas son imagination qui lui joue des tours.
Rien qu’à y penser, elle commence à douter et en oublie presque la raison de sa venue ici.

Elle le fixe et tente une fois de plus de le toucher… à plusieurs reprises.

« Ce n’est pas que je veuille mettre la sincérité de tes propos en doute mais… hum »

Non, elle ne peut pas émettre la possibilité que tout ceci puisse être le fruit d’un esprit délirant, et en l’occurrence le sien. Cela remettrait en cause sa crédibilité. Trop sûre d’elle pour se le permettre.

« Es-tu sûr de ton choix ? »

Le ton de l'Ombre avait changé du tout au tout à l'annonce de mon nom. Visiblement, je n'étais plus un intrus qui compromettait les plans immédiats de la femme qui me faisait face. Ses lèvres prononcent même de rapides paroles d'excuse. Ainsi j'étais attendu, preuve que ma correspondance avait porté ses fruits et attisé la curiosité de la cheffe des Ombres...
Il semblait donc certain que c'était elle qui me faisait face. Quelle chance avait été la mienne de tomber, entre tous, sur elle. Mais sans doute cela prouvait-il que le destin tentait de faciliter les choses au maximum.

Un instant, je me demandai quelle apparence j'aurais attribué à la femme qui tenait les rennes des Ombres d'une main de fer. Peut-être pas à ça. Une crinière rousse flottant au vent, des yeux où une flamme dansait constamment, un sourire moqueur ? Qu'importait à présent, puisque je lui faisais face. Et qu'il ne suffisait pas d'avoir l'air puissant pour l'être, l'illusion pouvait être une arme cachée. Toutefois, nul ne pouvait nier qu'une certaine dureté émanait d'elle. Ainsi qu'une aura d'autorité, ce ton dans ses paroles qui montrait que ses mots n'avaient pas l'habitude d'être contredits.

La générale, quant à elle, s'étonnait encore de "l'état" dans lequel je me trouvais. Il est vrai que peu de sorciers parvenaient à ce genre de résultat, surtout sur une aussi grande distance. Je n'y avais jamais vraiment pensé jusque-là. Peut-être était-ce parce que j'étais tombé sur des professeurs particulièrement compétents ? Peut-être était-ce parce que l'approche pour maîtriser une désincarnation n'était pas la même que pour lancer des sortilèges et malédictions classiques ? Peut-être aussi les substances que j'avais pris l'habitude de respirer, d'ingurgiter ou de m'injecter, facilitaient la transition ? Ainsi que le jeûne, l'immobilité... Le monde des esprits m'apparaissait tout simplement peut-être plus proche qu'aux autres grâce à un mélange de tout ceci ?

Puis comme pour bien s'assurer de mon intangibilité, mon interlocutrice entreprit de passer plusieurs fois son bras au travers de mon "corps". Puis, comme si elle avait pris une décision, elle me demanda si j'étais certain du choix que je faisais en les rejoignant. Elle avait beau assurer qu'elle ne mettait pas en doute mes paroles, il ne me semblait pas anormal de vouloir être certain des intentions d'un futur collaborateur. C'est donc avec moins de poids sur l'esprit que je répondis à cette question bien naturelle. Du moins, la pression qui s'accentuait ne venait pas de la générale, mais du lien avec mon corps réel, qui se faisait de plus en plus pesant à mesure que le temps passait.

"Je ne vais pas vous mentir, j'ai pris le temps de réfléchir avant de proposer de vous rejoindre. Ce n'est pas un choix que j'ai fait à la légère, et je ne reviendrai pas là-dessus. J'ai pesé les enjeux, mesuré le pour et le contre... Je suis conscient de ce qui risque de m'arriver, mais ma voie est déjà arrêtée. Je n'ai pas peur que les autres rejettent ma présence ou la fuient, j'en ai déjà l'habitude et cela ne me dérange pas. Et je ne crains pas d'être le point de mire de beaucoup de combattants."

Je pris une petite pause, afin de me reconcentrer pour que mon image ne pâlisse pas. Il aurait été très malvenu que je disparaisse en un tel moment.

"En une phrase comme en cent, tout est dit : je souhaite toujours me joindre à vous, générale."

Aucunes hésitations dans la voix du nécromant qui semble certain du chemin à emprunter et malgré les difficultés que cela entraînerait.
Des paroles qui ravissent la Général, désormais prête à compter un nouveau membre dans ses rangs.

« Très bien… Puisque tel est ton souhait, tu peux te considérer à présent comme l’un des nôtres.

Saches néanmoins que le chemin que tu arpentes est sans retour.
Nous saurons dans les jours qui suivront si tu es apte ou pas à garder notre blason.
Ce que je te donne, ce n’est pas une place parmi nous, mais une occasion de faire tes preuves. La suite ne dépend que de toi. Les cartes sont entre tes mains… J’espère que tu sauras en faire bon usage.
Enfin, ce n’est pas comme si tu avais vraiment le choix. »

Sait-il vraiment dans quelle galère il vient de s’embarquer ? Elle, elle le sait et c’est sans doute pour cela qu’elle s’amuse à lui lancer son grand sourire malicieux… Presque moqueur.

« Sois le bienvenu… »

Ses dernières paroles avant de s’enfoncer dans les couloirs sombres du manoir.

(Tu peux postuler ^^)

Les mots de la générale résonnèrent longtemps dans mon esprit. Enfin ce moment tant attendu était arrivé ! La maîtresse des Ombres venait d'entérinner mon acceptation au sein de ce groupe autant craint que haï. Ses pareles contenaient à la fois une mise en garde et une nuance d'amusement sarcastique, qui me promettaient un avenir prochain plutôt mouvementé et difficile. Pourtant, seul un plaisir enflait en moi. J'avais trouvé ma voie et avais arpenté un long chemin, et mes espoirs enfin se concrétisaient.

Et malgré le rejet de la populace qui accompagnerait mon futur, je me sentais bien pour la première fois depuis longtemps. Bien que terribles et possédant des talents destructeurs apparents, ceux qui devenaient mes compagnons Ombres devenaient dès cet instant ma famille. Pas ma nouvelle famille, je n'en avais jamais eu. C'était la première fois qu'un sentiment d'appartenance jaillissait en moi, la première fois que je me sentais accepté sans que mes différences soient pointées du doigt.

Alors tandis que celle qui serait dorénavant ma cheffe faisait volte-face et s'engouffrait dans le couloir obscur qui disparaissait dans les entrailles de la forteresse, je laissais quelques derniers mots couler hors de ma gorge illusoire, tels le dernier souffle d'un mourant.

"Nous nous reverrons bientôt, générale..."

Et cette fois la rencontre serait en chair et en os. Ces mots prononcés, je laissais la tension se relâcher toute seule, comme j'avais appris à le faire. Plutôt que de forcer le retour, je laissais l'aspiration naturelle agir. Laissant cette douce accélération me ramener en arrière, je regardais le paysage filer sous mes yeux, comme un kaléidoscope fou dans lequel le temps aurait choisi le mauvais sens pour défiler. Déserts telluriques, landes glacées, terres fertiles, forêts, marais... Tout défilait de plus en plus vite, en une folle sarabande à laquelle il fallait s'abandonner pour ne pas sombrer impuissant. Enfin, un choc. Le temps s'arrêta une petite éternité. Puis ce fut le silence, l'immobilité. Le calme. L'obscurité. Je sombrai dans l'inconscience, alors que les crochets de mon âme se fichaient à nouveau dans ce corps qui m'avait attendu si longtemps...


[HRP : fin, la suite au prochain épisode ^^]